
Matthieu 20 , 1-18
« Le Royaume des cieux est comparable, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail, et il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.” Ils y allèrent.
Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même. Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit : “Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail ?” – “C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés.”
Il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne.”
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.”
Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent. Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison : “Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.”
Mais il répliqua à l’un d’eux : “Mon ami, je ne te fais pas de tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent ? Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ?” Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
Prédication
Si je vous demandais : « Connaissez-vous le Petit Prince ? », la plupart d’entre vous penseraient sûrement à ce petit blondinet du conte de Saint-Exupéry, voyageant de planète en planète. Mais je devrais être plus précise, car ce n’est pas de lui que je veux vous parler ce matin.
Non, je pense au petit prince d’une vieille comptine : « Lundi matin, l’empereur, sa femme et le petit prince… » Cette chanson, dont la mélodie nous revient parfois sans qu’on sache pourquoi, évoque la persévérance inlassable de ce petit prince qui revient sans cesse frapper à notre porte, sans jamais se décourager.
Et d’une certaine manière, en lisant la parabole que nous avons entendue aujourd’hui, celle des ouvriers de la onzième heure, le maître de la vigne m’a fait penser à ce petit prince insistant. Un maître qui, lui aussi, ne cesse de sortir, encore et encore, pour chercher des ouvriers.
Mais rapidement, un décalage apparaît. Car cette parabole bouscule nos certitudes, notre sens aigu de la justice et de l’équité. Comment des ouvriers qui n’ont travaillé qu’une heure peuvent-ils recevoir la même paie que ceux qui ont porté le poids du jour et de la chaleur ? Notre esprit est naturellement interpellé, voire un peu irrité. C’est le genre de situation qui nous fait dire : « À quoi bon se donner tant de mal si le résultat est le même pour tous ? »
C’est là que les chemins du maître de la parabole se distinguent radicalement de notre propre logique. C’est là que nous comprenons que la vision de Dieu dépasse infiniment nos calculs et nos comparaisons humaines. Une bonne nouvelle donc, qui nous invite comme souvent à un autre regard.
Suivons alors le chemin de Dieu en rejoignant le maître de la vigne. Il n’est pas enfermé dans son bureau, déléguant ses tâches. Non, il est actif, constamment en mouvement. On pourrait presque croire qu’il ne tient pas en place, ou alors que sa vigne est le plus grand domaine viticole de l’univers pour justifier tant d’embauches.
Il sort déjà à l’aube, ce qui est normal : c’est encore l’heure où l’on cherche du travail sur les places. Puis à des heures inattendues : neuf heures, passe encore. Midi, pourquoi ? Les ouvriers du matin auraient-ils déjà craqué ? Quinze heures, de plus en plus étrange, en plein cagnard… Et le comble, c’est la onzième heure, presque dix-sept heures, le chantier va fermer ! Ce maître-là ne se lasse visiblement jamais de chercher, d’appeler. Et c’est ça, le Royaume des cieux pour Jésus : un maître qui sort, qui cherche, qui appelle… un Dieu dont le dynamisme semble sans fin.
Et dans ce Royaume, des ouvriers de toutes les heures. Même ceux de la onzième. Et là, attention ! On pourrait penser que ce sont des paresseux, arrivés la bouche en cœur. Pas du tout ! Le texte le dit : ils sont restés là toute la journée, sur la place, sans rien. Imaginez un peu l’attente, l’incertitude qui vous ronge, la déception de voir passer les embauches sans être choisi, de ne pas trouver votre place. Ces personnes-là ont persévéré dans l’attente, elles n’ont pas baissé les bras malgré l’absence d’opportunité. Elles étaient là, sous nos yeux, mais personne ne les avait encore appelées.
Cette situation nous invite à réfléchir : combien de fois des personnes, autour de nous, dans nos vies, (ou même nous-mêmes), se trouvent en attente, disponibles, mais ne sont pas sollicitées ? Elles passent sur nos radars sans que nous les voyions vraiment, comme « effacées de nos écrans ». Mais le maître, lui, il les voit. Et il va résolument à leur rencontre. Dans le Royaume, les personnes en marge, celles qu’on ignore si souvent, sont vues et reconnues. Elles ont leur place et leurs talents aussi qui iront prendre soin de la vigne.
Et nous, où sommes-nous dans cette journée qui nous fait entrer dans le Royaume ? Sommes-nous bien visibles, à demander, ou plus discrets, ayant peur de la foule, de l’inconnu, et à attendre sans trop y croire ? Car ce qui est une journée normale aux yeux de l’humanité est pour Dieu une journée de Royaume. C’est une invitation à relire toutes nos journées comme accueillant le Royaume. Un Royaume déjà là donc, si nous changeons notre regard, et pas encore tout à fait là, parce que nous laissons encore des personnes sur le côté, parce que nous sommes aussi laissés parfois sur la touche.
Que cherche-t-il vraiment ce maître qui sort sans relâche ? Des « bras » par pur souci de rendement ? Mais on ne sait même pas combien de panier de raisins sont récoltés… Non, la motivation semble différente. Elle n’est pas économique, elle prend sa source non dans la projection de ce qui sera rapporté, gagné, mais dans le désir d’inclure, d’offrir une place, de reconnaître la dignité de chacun. Nous ne sommes pas du tout dans une transaction commerciale, nous sommes bel et bien, dans une invitation au Royaume, un espace où la grâce et l’amour balayent toute idée de calcul ou de mérite humain. C’est Dieu qui, avant même nos services, cherche ce que nous sommes, cherche notre cœur, parce qu’au jour de la Création, il nous a fait à son image. Et qu’au jour de l’incarnation, il est venu vivre comme nous.
Alors, en laissant cette parabole résonner en nous, ce que nous pouvons entendre, c’est sans doute cela : Dieu est toujours en quête, toujours en recherche. Des personnes que nous pourrions facilement ignorer, juger « en retard » ou « différentes », sont en réalité ardemment désirées par Dieu. Et si Dieu les cherche et les accueille sans condition, alors nous, nous sommes appelés à les accueillir, sans réserve, déjà dans l’Église (petite parcelle de Royaume), et à reconnaître leur place.
Il n’est écrit nulle part qu’il y a une heure attitrée pour répondre à l’appel de Dieu. Que l’on grandisse avec la foi depuis l’enfance, que l’on découvre son chemin spirituel plus tard dans la vie ; que l’on s’engage activement depuis des décennies, ou que l’on trouve sa voie d’engagement bien plus tard. Aux yeux de Dieu, chaque personne est appelée, chacune a sa place, et chacune reçoit le même cadeau : sa grâce. Et elle est offerte aussi naturellement, aussi simplement qu’une pièce d’argent convenue avec chacun.e.
C’est là que la complémentarité des dons et des vocations prend toute son ampleur. Que l’on soit « ouvriers de la première heure », avec l’expérience et la sagesse des années, comme celles et ceux qui ont une longue histoire avec leur foi, leur tradition ; ou des « ouvriers de la sixième heure », qui arrivent avec une touche de modernité et un regard neuf ; ou encore des « ouvriers de la onzième heure », comme un tout nouveau croyant qui déboule avec une énergie inattendue, des talents qui ne demandaient qu’à éclater : nous sommes tous indispensables au chantier du Royaume. L’engagement pour Dieu, le service pour nos prochains, la quête de justice et de paix, tout cela ne dépend pas de notre ancienneté, mais de l’ouverture de notre cœur à l’invitation de Dieu. Et vu le monde aujourd’hui, le chantier est gigantesque, et il n’y aura pas trop de bras.
Et envers nous la générosité de Dieu est sans fond. Cette fameuse « pièce d’argent » égale pour tous, c’est sa grâce, son amour inconditionnel, sa présence qui agit. C’est ce don immense qui nous offre une place, et qui dit que pour lui nous sommes nécessaires pour que le Royaume soit cultivé. Ce n’est pas notre utilité qui est recherchée, autrement on n’embauche pas à 17h. Mais c’est notre nécessité aux yeux de Dieu qui est rappelée et même affirmée. Parce que nous sommes là, vivants, vivantes, et parce que Dieu nous appelle, nous sommes avec tous et toutes les autres, jamais seul.es, nécessaires pour soigner le royaume de paix et de justice pour l’humanité.
Ce que nous recevons de Dieu est un cadeau pur, un amour qui ne se fragmente pas, qui se donne toujours pleinement, sans la moindre réserve. Alors, laissons tomber nos petites calculettes de justice et d’injustice, nos cases « premiers » et « derniers ». Accueillons plutôt l’appel constant de Dieu qui vient nous chercher là où nous sommes, et son don qui nous rend capables d’aimer et de servir, à notre tour, avec notre singularité.
Les « premiers » ? Eh bien, ils sont invités à une immense reconnaissance pour cette grâce reçue si tôt. Les « derniers » ? Ils sont invités à une pleine confiance, parce que Dieu vient les relever, leur donner courage et espérance. Et tous ensemble, nous sommes appelés à vivre cette parabole, comme une formidable invitation à l’accueil radical, à l’entraide joyeuse, et à la reconnaissance de la place unique de chaque personne dans le grand projet d’amour de Dieu pour l’humanité.
Lundi matin, il se pourrait bien que quelqu’un vous invite… ou alors ce sera mardi, ou vendredi… et il se pourrait bien que cette personne soit bien plus qu’un petit prince… qu’elle soit Dieu… et qu’elle vous vienne vous demander un coup de main pour soigner son Royaume, pour prendre soin de ce qui est invisible pour les yeux et qui fonde toute relation : l’amour, la confiance et la reconnaissance.
Amen