L’histoire de Ruth est une histoire d’entraide

Texte de la prédication du 2 février 2025 par le pasteur Andreas Seyboldt. Culte de l'Entraide

Lectures bibliques – Ruth 2, 1 – 23

1 Or Noémi avait un parent du côté de son mari, un notable fortuné, de la famille d’Elimélek, qui s’appelait Booz. 2 Ruth la Moabite dit à Noémi : « Je voudrais bien aller aux champs glaner des épis, derrière quelqu’un qui me considérerait avec faveur. » Elle répondit : « Va, ma fille. »

3 Elle alla donc et entra glaner dans un champ derrière les moissonneurs. Sa chance fut de tomber sur une parcelle de terre appartenant à Booz de la famille d’Elimélek.

4 Or voici que Booz arriva de Bethléem. Il dit aux moissonneurs : « Le SEIGNEUR soit avec vous ! » Ils lui dirent : « Le SEIGNEUR te bénisse ! »

5 Alors Booz dit à son chef des moissonneurs : « À qui est cette jeune femme ? »

6 Le chef des moissonneurs répondit en disant : « C’est une jeune femme moabite, celle qui est revenue avec Noémi de la campagne de Moab. 7 Elle a dit : “Je voudrais bien glaner et ramasser entre les javelles derrière les moissonneurs.” Elle est venue et s’est tenue là depuis ce matin jusqu’à présent ; ceci est sa résidence ; la maison l’est peu ! »

8 Alors Booz dit à Ruth : « Tu entends, n’est-ce pas, ma fille ? Ne va pas glaner dans un autre champ ; non, ne t’éloigne pas de celui-ci. Aussi t’attacheras-tu à mes domestiques. 9 Ne quitte pas des yeux le champ qu’ils moissonnent et va derrière eux. J’ai interdit aux jeunes gens de te toucher, n’est-ce pas ? Quand tu auras soif, tu iras aux cruches et tu boiras de ce que les domestiques auront puisé. »

10 Alors elle se jeta face contre terre et se prosterna ; et elle lui dit : « Pourquoi m’as-tu considérée avec faveur jusqu’à me reconnaître, moi une inconnue ? »

11 Booz lui répondit en disant : « On m’a conté et raconté tout ce que tu as fait envers ta belle-mère après la mort de ton mari, comment tu as abandonné ton père et ta mère et ton pays natal pour aller vers un peuple que tu ne connaissais ni d’hier ni d’avant-hier. 12 Que le SEIGNEUR récompense pleinement ce que tu as fait, et que ton salaire soit complet de par le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël, sous la protection de qui tu es venue chercher refuge. »

13 Elle dit alors : « Considère-moi avec faveur, maître, puisque tu m’as consolée et puisque tu as établi avec ta servante une relation de confiance ; et pourtant, moi, je ne serai pas comme une de tes servantes ! »

14 Puis, au moment du repas, Booz lui dit : « Approche ici pour manger du pain et tremper ton morceau dans la vinaigrette. » Alors elle s’assit à côté des moissonneurs. Il lui tendit du grain grillé. Elle mangea, fut rassasiée et en eut de reste. 15 Puis elle se leva pour glaner. Alors Booz donna cet ordre à ses domestiques : « Même parmi les javelles elle glanera. Vous ne lui ferez pas d’affront. 16 Pour sûr, vous tirerez même pour elle des épis hors des brassées et les abandonnerez : elle les glanera, et vous ne lui ferez pas de reproche. »

17 Elle glana donc dans le champ jusqu’au soir. Puis elle battit ce qu’elle avait glané : il y eut à peu près quarante litres d’orge. 18 Elle l’emporta et rentra en ville. Sa belle-mère vit ce qu’elle avait glané. Ce qui lui était resté une fois rassasiée, elle le sortit et le lui donna.

19 Sa belle-mère lui dit : « Où as-tu glané aujourd’hui ? Où as-tu travaillé ? Béni soit celui qui t’a reconnue ! »

Alors elle raconta à sa belle-mère chez qui elle avait travaillé ; et elle dit : « L’homme chez qui j’ai travaillé aujourd’hui s’appelle Booz. »

20 Alors Noémi dit à sa belle-fille : « Béni soit-il du SEIGNEUR, celui qui n’abandonne sa fidélité ni envers les vivants ni envers les morts. » Puis Noémi lui dit : « Cet homme nous est proche ; c’est un de nos racheteurs. »

21 Ruth la Moabite dit : « Il m’a dit aussi : Tu t’attacheras à mes domestiques jusqu’à ce qu’ils aient achevé toute ma moisson. » 22Alors Noémi dit à Ruth sa belle-fille : « C’est bien, ma fille, que tu sortes avec ses domestiques, et qu’on ne te rudoie pas dans un autre champ. »

23 Elle s’attacha donc aux domestiques de Booz pour glaner jusqu’à l’achèvement de la moisson de l’orge puis de la moisson du blé. Elle demeurait avec sa belle-mère.

 

Prédication

 

« On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille… Être né quelque part pour celui qui est né, c’est toujours le hasard ».

Ruth n’est pas née au bon endroit : elle n’aurait pas eu de titre de séjour, en tout cas, pas tout de suite …

Et pourtant, sans elle, Noémie n’aurait pas retrouvé « une situation », un avenir lorsqu’elle revient au pays. Elle l’avait quitté, bien des années avant, avec son mari et leurs deux fils pour des « raisons économiques »… Eux non-plus n’avaient pas choisis d’être nés là où ils sont nés …

Mais une fois arrivée au pays de sa belle-mère, Ruth est prête à sortir dans les champs pour glaner ce que les moissonneurs ne ramassent pas. C’est là qu’elle va rencontrer, « par hasard », un homme « de bonne volonté », Booz. Et c’est cette rencontre qui va changer sa vie à tout jamais et lui apporter un avenir et une espérance, à elle et à Noémie, sa belle-mère ! …

 

L’histoire de Ruth est une histoire ancienne … des coutumes, comme le glanage ou le « rachat » des biens d’un frère décédé – en épousant sa veuve ! – pour lui garantir une succession, cela n’existe plus aujourd’hui – en tout cas pas dans nos sociétés industrialisées et, socialement, sécurisés par la Sécu et l’assurance-retraite… La sécurité sociale, c’était au niveau des familles que cela se passait.

Quant aux femmes, elles n’avaient pas « d’existence légale » en dehors de la famille, … en dehors du mariage ! Le monde de la Bible – comme, par ailleurs, le monde de l’antiquité, en général, était un monde, une société patriarcale. …

 

Alors, comment lire et entendre cette histoire aujourd’hui lorsqu’une lecture superficielle, « littérale » du texte a tôt fait de consacrer les identités traditionnelles allouées aux femmes : servir, se dévouer, trouver subsistance … auprès d’un homme ?

Le comportement de Ruth, n’encourage-t-il pas les femmes à satisfaire aux attentes sociales – aux dépens de leurs propres besoins ? Ce récit biblique n’incite-t-il pas de curieuse manière au sacrifice de soi, celui auquel on consent en famille, au travail, lorsque l’on prétend s’effacer pour le bien des tous ?

Le dévouement de Ruth, ne fait-il pas l’apologie du conformisme social ? …

Une lecture superficielle du texte biblique pourrait, en effet, faire ce constat. Mais ce serait faire peu de cas du caractère volontariste affiché de Ruth. De son libre choix (raconté au premier chapitre du récit) à suivre Naomi et de sa détermination à trouver seule une solution à ses problèmes, quitte à la trouver là où il faut, selon les règles sociales de l’époque.

À bien considérer l’étrange réplique de Ruth au verset 13 du récit, on constate que celle-ci semble jouer sur deux tableaux : à la fois, aborder son interlocuteur sur le registre traditionnel, et immédiatement placer les limites de la relation :

« Considère-moi avec faveur, maître, puisque tu m’as consolée et puisque tu as établi avec ta servante une relation de confiance ; et pourtant, moi, je ne serai pas comme une de tes servantes ! » …

Comme pour dire : « Je reconnais mon besoin, et le fait que tu as le pouvoir de le satisfaire … Mais, je reste libre ! »

L’histoire de Ruth est, d’abord, une histoire de femmes : ce sont les femmes, Ruth et sa belle-mère Noémie qui y sont les véritables héroïnes ! Ce sont elles qui décident, qui prennent les choses en main, d’abord, pour pouvoir survivre, mais ensuite et surtout pour recréer de la vie et un avenir – non seulement pour elles-mêmes, mais pour toute la famille…

 

Ruth et Noémie me font penser à ces femmes que nous accueillons régulièrement à la commission des aides, avec leurs enfants et qui se trouvent bien souvent seules à s’en occuper, à trouver des moyens d’existence pour elles-mêmes et leurs enfants !

Elles me font aussi penser aux bénévoles de l’Entraide – dont vous êtes ! – qui sont en grande majorité des femmes aussi ! Votre esprit de service et de dévouement au bénéfice des plus démunis de notre société leur permet d’être nourris matériellement et moralement…

Mais, bien-sûr, il faut aussi des hommes – en ils sont bien présents aussi dans les équipes de notre Entraide ! Des hommes de bonne volonté qui – à l’image de Booz – soutiennent, à leur façon et avec leurs moyens, l’engagement des femmes.

Dans notre récit, c’est Ruth prend l’initiative. C’est son esprit d’entreprise qui la conduit « par chance », dit le texte, sur les terres du « héros » – l’alter-égo masculin du récit, resté encore dans l’ombre…

À l’engagement de Ruth pour Noémie, sa belle-mère, répond celle de Booz, prévenant, investissant son engagement au-delà des prescriptions légales : Ruth sera libre de glaner, même entre les gerbes. Elle ne sera pas inquiétée par le personnel, ni gênée, ni pressée, ni outragée. Booz ne profitera pas de la situation de dépendance de Ruth pour son propre intérêt. De fait, il devient aux yeux de tous celui qui la protège.

L’histoire de Ruth, de Noémi – et de Booz est une histoire ancienne – et pourtant elle est aussi actuelle ; En changeant quelques éléments traditionnels de son contexte historique et culturel, on pourrait la raconter aussi comme une histoire d’aujourd’hui – et tellement actuelle dans nos sociétés occidentales modernes en manque de fraternité et de confiance partagée – comme le décrit l’anthropologue et l’humanitaire Thomas Kauffmann

Quand la compétition remplace la confiance

Dans nos sociétés occidentales modernes, une compétition effrénée s’impose comme l’épine dorsale de nos systèmes sociaux et économiques.

Elle est omniprésente, omnipotente, et semble même ériger un nouvel ethos collectif, où la course à la domination, au profit et au pouvoir prime sur tout : l’actualité aux États-Unis nous montre que cette compétition est un dogme revendiqué désormais sans retenue.

Or, cette compétition extrême, qui crée une relation verticale entre les hommes, est difficilement compatible avec ce qui devrait être la pierre angulaire de tout système d’échange : la confiance, relation horizontale. L’érosion de celle-ci engendre des effets en cascade, qui condamnent le système.

La perte de confiance envers les institutions installe le doute : la vérité vacille et, sans repères, les individus se replient sur des communautés fermées, aggravant la fragmentation sociale. Ce repli accentue l’isolement, poussant chacun à se tourner vers lui-même ou sa « communauté » comme ultime repère.

Enfin, ce culte de soi alimente une compétition acharnée pour se démarquer, dans laquelle l’égo règne en maître, fermant le cercle vicieux.  Que faire face à un tel constat ?

Si l’esprit du capitalisme s’est nourri de l’éthique protestante, avant de basculer dans l’extrême, peut-être nous incombe-t-il de le rééquilibrer ?

Pour y parvenir, nous devons promouvoir des modèles socio-économiques qui mettent en avant la coopération plutôt que la compétition, le partage plutôt que l’accumulation, et la durabilité plutôt que l’extraction.

Il ne s’agit pas de prêcher une austérité stérile, mais de redécouvrir la richesse des relations humaines, de l’entraide, de l’acte gratuit, et de l’échange sans but lucratif.  Tout est là, il suffit de le valoriser à nouveau.[1]

 

L’histoire de Ruth, je pense que vous l’avez déjà senti aussi, est une histoire d’entraide – une histoire à relire et à partager pour un culte de l’Entraide !

Dans la Bible, elle fait écho encore à une autre histoire – bien connue ! L’histoire du « Bon Samaritain » ! Jésus la raconte pour répondre à la question d’un « légiste » : « Et qui est mon prochain ? », dont le commandement biblique me dit qu’il faut l’aimer comme moi-même.

En guise de réponse, Jésus raconte alors l’histoire d’un homme tombé entre les mains des bandits qui le volent en le rouant de coups, est secouru par un autre homme, un « Samaritain » – un étranger dont on se méfie beaucoup en Israël à l’époque de Jésus Israël. Pour venir en aide à l’homme blessé sur le bord de la route, ce Samaritain n’a pas d’autre motif que celui de le secourir et de lui venir en aide. Mon ami et ancien collègue Denis appelle cela « Une éthique de situation » 

Une éthique de situation

Rencontre fugitive de deux hommes sur la route reliant Jérusalem à Jéricho. Moment d’humanité entre un Samaritain et un homme blessé. Et pourtant tout les éloigne : l’origine, la religion, la situation. Ils sont l’un pour l’autre des inconnus.

Mais voilà, le Samaritain sait vivre pleinement une éthique de situation. Il fait fi des coutumes, des barrières sociales et culturelles, des peurs, des qu’en dira-t-on. Il a cette liberté et cette capacité de faire au mieux pour se rendre proche de l’homme à terre.

Il met en application cette belle règle d’or : faire à l’autre ce que lui attendrait s’il était à la place de l’homme attaqué. Il fait preuve d’inventivité pour le secourir avec les moyens du bord.

Le Samaritain devient le prochain de cet homme qui, pour lui, prend un visage et un nom.

Faire preuve d’imagination en fonction du contexte pour se rendre proche de celui que l’on souhaite rejoindre par la parole, par l’écoute, par le geste, par l’écrit, par la pensée, par la prière…[2]

 

Voilà encore une belle histoire d’entraide ! …

Mais alors, pourrions-nous demander, dans toutes ces histoires, celle de Ruth comme celle du Bon Samaritain, où est Dieu ? Dieu n’y apparaît à peine – dans l’histoire de Ruth, il est singulièrement silencieux, pour ne pas dire absent, relayé par la seule invocation de son nom ; dans celle du Bon Samaritain, le nom de Dieu n’est même pas évoqué !

Et pourtant, Il y est pleinement présent :

  • dans la bonté de Ruth envers sa belle-mère qu’elle refuse d’abandonner à son malheur,
  • dans la bonté de Booz envers Ruth à qui il donne une place au sein de ses moissonneurs – et, la suite du récit le montrera – au sein même de sa famille.
  • Dieu est, bien-sûr, présent aussi dans la bonté du Samaritain envers l’homme blessé au bord de la route. …

Ces histoires bibliques, au fond, sont une manière de nous dire que Dieu accomplit son dessein et son œuvre de salut avec le concours de gens simples, ordinaires – dont on n’attendrait pas naturellement qu’ils soient capables de telles actions ! Ce qui les différencie, c’est qu’ils ne détournent pas les yeux de la personne qui croise leur chemin.

 

Dieu est à l’œuvre quand mon regard ne fuit pas les hommes, les femmes, les enfants que je rencontre. Dieu est présent quand je prends ma part de la solidarité et que je partage avec eux l’amour inconditionnel reçu de Dieu.

 

Amen.

[1]     Paru dans L’Œil de la Réforme du 29 janvier 2025

[2]     Paru dans La Boussole, journal de la FEP

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